Psychologie sociale
le groupe et les décisions collectives
1. le groupe
i vous essayez de répondre à la question « Qui suis-je ? » (Kuhn et McPartland, 1954), il i a de fortes chances que les premières réponses qui vous viendront à l’esprit renverront à des appartenances de groupe (« je suis étudiant », « je suis membre de tel club/ association/ parti », « je suis d’une famille nombreuse », etc.). L’être humain cherche en effet, pour différentes raisons que nous allons présenter, l’affiliation au groupe, à des groupes. À bien y réfléchir, on peut d’ailleurs considérer que la principale cause de mortalité au xxe siècle aura été l’appartenance à un groupe. 2L’objectif de ce chapitre est de tenter de cerner ce concept de « groupe », présenter les différents types de groupes auxquels nous pouvons être confrontés et les principales approches psychosociales d’étude des groupes. La seconde partie sera consacrée à la mise en lumière des différents processus de groupe à l’œuvre dans les prises de décisions collectives. 3L’être humain est un être social par nature qui vit au contact des autres. Même enfermé dans votre chambre ou dans votre appartement tout un week-end il y a de grandes chances que votre téléphone portable soit allumé pour que votre famille puisse vous joindre et que sur l’écran de votre ordinateur s’affichent, par exemple, la fenêtre d’un logiciel de messagerie instantanée et vos discussions avec vos camarades ou encore un célèbre site de réseau social et les statuts de vos amis ou les derniers tweets. 4L’être humain cherche en effet l’affiliation au groupe plutôt que la solitude ou l’isolement. La plupart du temps un isolement social prolongé a d’ailleurs des conséquences négatives sur le plan émotionnel, cognitif ou comportemental (sauf rares exceptions comme certains peintres ou écrivains qui choisissent de se retirer pour pouvoir créer). Que l’on pense au centre de détention américain de Guantanamo ou à certaines prisons de l’ex-Union Soviétique ou chinoises, le confinement prolongé peut être utilisé comme un moyen de torture très efficace. 6Nous cherchons donc toutes et tous à nous affilier à un groupe ou à des groupes. Schachter (1959) a observé que des étudiantes qui s’attendent à subir une expérience stressante (recevoir des chocs électriques non douloureux) choisissent de s’associer à d’autres étudiantes devant subir la même expérience. Pourquoi, dans quelles circonstances et pour quels motifs, cherche-t-on à s’associer à d’autres personnes pour former un groupe ? Il existe trois grandes explications relatives au problème de la formation des groupes : 7Si nous sommes des êtres sociaux, c’est également le cas pour de nombreuses autres espèces animales chez qui on pourra retrouver des « groupes », des affinités entre certains membres ou encore des phénomènes de leadership. Nous sommes cependant la seule espèce à créer, dans le cadre de la vie sociale, des structures formelles de pouvoir dans les organisations (écoles, entreprises, hôpitaux, syndicats, etc.). Notons également que les comportements humains sont beaucoup plus largement déterminés par la culture des groupes auxquels appartiennent les individus. 8La plupart de nos comportements sont produits dans un groupe, s’y inscrivent ou font référence à un groupe. Nous avons besoin d’appartenir à un groupe car cela nous rend plus forts, nous permet de rencontrer des partenaires (voir chapitre 8) et nous procure une certaine sécurité. Cela renvoie à la fonction de survie. Mais le groupe permet également d’acquérir progressivement les normes (voir chapitre 3) et valeurs au travers la socialisation et l’apprentissage par l’interaction avec nos pairs. Enfin, le fait de se comparer avec les autres membres du groupe peut nous rassurer et réduire notre anxiété, améliorer notre estime de soi et, de manière plus générale, apprendre à nous connaître. 9L’application des connaissances de la psychologie sociale dans les domaines de la santé, du travail, de l’éducation ou de la justice nécessite la prise en compte de l’insertion concrète des individus dans des groupes. Cette notion de groupe, au cœur même de la psychologie sociale, est également au centre de vives discussions entre chercheurs. Allport, en 1924, définissait la psychologie sociale comme « l’étude du comportement de l’individu dans un groupe et de sa conscience sociale » (voir chapitre 1 pour une présentation de quelques définitions). Cette notion de groupe, comme nous allons le voir, est loin d’être parfaitement circonscrite. Plusieurs approches coexistent ou s’affrontent et ce depuis le début de la psychologie sociale. Aujourd’hui encore les débats se poursuivent. De Visscher (1991, 2001) dans un souci de rigueur taxonomique, présente les huit champs d’intérêt susceptibles d’une approche psychosociale spécifique allant des individus aux sociétés, en passant par les dyades, les groupes restreints, les catégories, les groupes sociaux, etc. (voir tableau 2.1). 11Dans les années trente, aux États-Unis, le « groupe » va devenir un objet d’étude en soi sous l’impulsion de trois grands psychologues : 12En Europe également, quelques années plus tard, se développeront de nombreux travaux sur les groupes sous l’égide de psychologues ou de psychanalystes comme Rogers qui développera le courant de la psychologie dite humaniste, Bion qui mettra en place les groupes thérapeutiques ou encore Anzieu et Pagès qui étudieront les « fantasmes de groupes », l’inconscient collectif et l’illusion groupale. À partir des années soixante-dix, avec l’essor de la psychologie cognitive, l’intérêt pour les groupes a quelque peu perdu de son influence en psychologie. Depuis quelques années maintenant il semble que cet intérêt renaisse. 13Si l’on suit les différentes acceptions du mot « groupe » dans le dictionnaire, cela renverrait à « une réunion de plusieurs personnes dans un même lieu » et à « un ensemble de personnes ayant quelque chose en commun (indépendamment de leur présence au même endroit) » (Le Petit Robert). Le groupe est alors défini par des caractéristiques objectives : la proximité (même lieu) et/ou la similitude entre les membres. Linton (1936, 1945) mettra en évidence les relations existant entre la structure spatiale (ou positionnelle) d’un groupe et les propriétés relationnelles dynamiques de ses membres. 14Mais un groupe n’est pas un simple agrégat : d’un point de vue psychologique, un groupe est plus qu’une collection d’individus (par exemple, personnes à l’arrêt du bus ou catégories sociales). Un rassemblement devient un groupe quand il est perçu comme un objet singulier, une totalité, une entité par les individus qui le composent. Selon Campbell (1958) les groupes humains varient en entitativité, en unité. Trois critères objectifs président à l’entitativité : le fait d’avoir un sort commun, la ressemblance entre les membres et la proximité physique/ spatiale. 15Cooley (1909) va établir l’une des premières distinctions classiques entre ce qu’il appelle les groupes primaires et les groupes secondaires. Les groupes primaires sont des groupes de relativement faible taille et apportent soutien et équilibre à l’individu. Ils sont composés de personnes ayant des contacts réguliers, personnels et intimes avec nous, notre famille. Ils peuvent également se rapporter à la « bande », au groupe d’amis ou aux voisins. Il s’agit de satisfaire, pour l’individu, des besoins fondamentaux. 16Les groupes secondaires, quant à eux, sont de plus grande taille que les groupes primaires. On les assimile aux organisations (un hôpital, une école, une université, une entreprise, une organisation, un mouvement associatif, politique ou syndical). Les relations entre membres, qui ne sont pas basées en premier sur l’affectif, s’avèrent plus formelles et impersonnelles que dans les groupes primaires. Elles ont une base contractuelle et impliquent une hiérarchie formelle que chacun doit respecter. Il s’agit, la plupart du temps dans ce type de groupe, d’atteindre un objectif ou de réaliser une tâche. 17Selon Cooley (1909), les groupes primaires se distinguent des groupes secondaires par : la durée du groupe, la fréquence des rencontres entre les membres et la nature de leurs relations interpersonnelles. 18La notion de « groupe de référence » a été introduite par Hyman (1942) dans une étude sur les statuts sociaux. Il s’agit d’un groupe, réel ou imaginaire, auquel se réfère l’individu. Il assure plusieurs fonctions. Kelley (1952) en a souligné deux : 19Ces deux fonctions font que les groupes de référence ont un rôle protecteur vis-à-vis de l’influence sociale. Ils rendent les individus plus résistants aux influences, notamment s’ils bénéficient d’un soutien social de la part d’autres membres de leur groupe. 20On distingue habituellement la notion de « groupe de référence » de celle de « groupe d’appartenance ». Le groupe d’appartenance est le groupe auquel appartient effectivement un individu à un moment donné, dans lequel il joue un rôle. En moyenne, l’individu fait partie de six groupes d’appartenance. Celui-ci ne constitue, cependant, pas forcément son groupe de référence et n’est pas toujours désiré. 21Si le groupe d’appartenance d’un individu ne correspond pas à son groupe de référence, celui-ci a tendance à rechercher la mobilité sociale, c’est-à-dire à essayer de changer de groupe. 22Les groupes formels sont des groupes qui sont dotés d’une structure explicite qui établit de manière contraignante la distribution des rôles entre les membres (par exemple, les rôles de supérieur et de subordonné dans une entreprise). Les groupes formels ont des buts et des moyens pour y parvenir qui sont explicites et qui peuvent être réglementés. 24Le pouvoir est une composante essentielle de cette structure. Dans ce type de structure, les individus sont totalement interchangeables et une part plus ou moins importante de l’activité de ces structures consiste dans la gestion de la remplaçabilité des agents sociaux (formation, évaluation, recrutement, promotion…). 25Les groupes informels, quant à eux, ont une structure de répartition des rôles qui reste le plus souvent implicite et qui n’est pas contraignante. Celle-ci s’établit sur la base de variables psychologiques individuelles et des rapports d’influence s’établissant dans le groupe en fonction des circonstances. L’adhésion au groupe informel est volontaire et aucun membre n’est nommé comme c’est le cas dans les groupes formels. Les groupes informels se caractérisent surtout par leur structure affinitaire et les relations affectives entre les membres (par exemple : un groupe d’amis). 26Les groupes formels voient souvent se superposer une structure formelle (impliquant des statuts et des rôles « officiels ») et une structure informelle (liée aux relations affinitaires et au phénomène d’influence). De nombreux travaux ont montré que les groupes informels jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement et l’efficacité des organisations (cf. encadré ci-après). Il peut avoir des conséquences positives sur le bien-être des salariés et le stress, sur leur capacité d’adaptation aux changements, sur l’amélioration des compétences individuelles. Selon Peters et Waterman (1982), l’influence et le rôle des groupes informels sont parmi les principales caractéristiques des entreprises américaines les plus performantes (par exemple : Apple, Google…). 27www. L’université Harvard propose des documents originaux sur les expériences de Mayo http://www.library.hbs.edu/hc/hawthorne/ 28Il est également possible de distinguer les groupes selon leur taille. Les groupes restreints correspondent alors aux groupes relativement bien structurés et formés d’un petit nombre d’individus ayant des contacts. À l’opposé, on parlera de catégorie sociale ou de foule pour désigner des groupes très importants, relativement peu structurés, où les interactions entre tous les membres sont difficiles, voire impossibles. Une foule combine à la fois un critère de membre (beaucoup de personnes) et un critère de lieu (dans un endroit restreint ou circonscrit). 29Si, dans le cas d’un groupe restreint, tous les membres s’identifient et, éventuellement, se connaissent, il n’en est rien dans une foule où l’on assiste au phénomène de désindividualisation (Festinger, Pepitone et Newcomb, 1952). Ce phénomène correspond aux conditions contribuant à masquer l’identité personnelle d’un individu et à la rendre relativement anonyme. Cela augmente la probabilité de comportements agressifs ou anti-sociaux (Prentice-Dunn et Rogers, 1989) mais aussi, parfois, de comportements altruistes (Spears et Prentice-Dunn, 1990). Reicher et ses collaborateurs, avec le modèle SIDE (Social Identity model of Deindividuation Effects) proposeront une réinterprétation du phénomène de désindividualisation (Reicher, 1982, 1984, 1987 ; Spears et Lea, 1994 ; Reicher, Spears et Postures, 1995). 30Une première approche consiste à considérer qu’un groupe n’est rien de plus que la somme des individus qui le composent. Autrement dit, le groupe est vu comme une collection d’individus. 31Une position très radicale défendue par Allport (1924) s’opposait à certaines conceptions faisant du groupe un être vivant et pensant à part entière (à travers des notions comme celles « d’esprit de groupe », « d’âme collective » ou « d’inconscient collectif » mis en avant par la psychologie des foules au xixe siècle). Pour Allport (1924), seuls les individus existent, les groupes n’ayant pas d’existence indépendante des individus les composant. Aussi, le groupe est considéré comme une fiction ou une « illusion conceptuelle ». 32Dans cette approche, le groupe est ramené à une collection d’individus présents conjointement et qui s’inter-stimulent. La notion de groupe ne peut s’appliquer qu’à des situations collectives temporaires (par exemple les situations de foule). Les travaux sur les effets de la co-présence (ou simple présence d’autrui) constituent un bon exemple de cette approche du groupe : 33www. Article original de Triplett disponible en ligne : http://psychclassics.asu.edu/Triplett/ 34Kurt Lewin (1890-1947) détient une position emblématique indéniable dans l’histoire de la psychologie sociale. Son nom figure parmi ceux qui sont le plus fréquemment cités (Perlman, 1984 ; Haggbloom et coll., 2002 ; Delouvée, Kalampalikis et Pétard, 2011) au nom de l’ampleur de son apport théorique, de ses innovations en matière de techniques et de méthodes, des courants de pensée qu’il a initiés. Il a formé bon nombre de psychologues sociaux (Festinger, White, Lippit, Schachter, etc.) et il existe, au moins, deux grands prix à son nom : le « Kurt Lewin Award » de l’European Association of Social Psychology et, depuis 1948, le « Lewin Memorial Award » de la Society for the Psychological Study of Social Issues (association fondée par Lewin lui-même). Il constitue la référence idéale pour soutenir les liens, indispensables autant qu’indiscutables, entre théorie générale et théorie spécifique, entre formalisation et travaux de terrain, entre théorie, expériences et expérimentations de laboratoire 35La conception de Lewin du groupe est opposée à celle d’Allport en ce qu’il considère le groupe comme un objet pour la psychologie, et même comme un objet tout à fait central. Pour Lewin, le groupe a une existence en soi et il doit être considéré comme une entité dont les membres sont des composantes interdépendantes les unes des autres. 36Cette conception dynamique du groupe est la plus proche des conceptions sociologiques notamment parce qu’elle implique une distinction entre les notions de « groupe » et de « catégorie sociale ». De plus, elle considère que l’unité d’analyse appropriée pour les phénomènes de groupe est le groupe dans son ensemble. Dans cette perspective, trois critères permettent de définir un groupe : 37Bande annonce du film L’Expérience : I. Introduction
1. Pourquoi étudier le groupe ?
De Visscher (2001) : huit champs d’intérêt distincts, objets « matériels » taxinomiquement différenciables, susceptibles d’une approche psychosociale spécifique.
2. L’étude des groupes en psychologie
II. Qu’est-ce qu’un groupe ?
1. Quelques distinctions classiques
Groupes primaires et secondaires
Groupes d’appartenance et de référence
Groupes formels et informels
La Western Electric Company
Cette équipe travailla, dans un premier temps, sur les effets de l’éclairage sur la performance. Ils mirent en évidence que le simple fait d’observer des ouvrières, et donc de manifester de l’intérêt pour leur activité, avait des effets positifs susceptibles de contrecarrer ceux de facteurs aussi objectifs qu’une lumière déficiente par exemple.
Notons que, par la suite, Carel (1967) effectuera un réexamen systématique des données qualitatives collectées. D’autres auteurs (Franke et Kaul, 1978 ; Franke, 1979) poursuivront ce travail en analysant les données quantitatives et les traitements statistiques. Une littérature abondante se développe alors (Jones, 1990 et Jones 1992 présentent de nombreuses références bibliographiques) pour soulever les problèmes méthodologiques et statistiques de ces expériences (pour une présentation détaillée en français de ces résultats, voir Lécuyer, 1988).Groupes restreints, catégories sociales et foules
2. Approches psychosociales du groupe
La position individualiste radicale (Allport, 1924)
Le groupe comme « totalité dynamique » (Lewin, 1940)
Le groupe comme représentation subjective (Turner, 1981)
39Cette troisième approche du groupe prend ses racines dans les travaux de Tajfel (1972) sur l’identité sociale. Cet auteur propose une approche cognitive de l’identité sociale donnant une place centrale à la différenciation intergroupe :
« L’identité sociale d’un individu est liée à la connaissance de son appartenance à certains groupes et à la signification émotionnelle et évaluative qui résulte de cette appartenance […] la définition d’un groupe (national, racial ou tout autre) n’a de sens que par rapport aux autres groupes. Un groupe devient un groupe en ce sens qu’il est perçu comme ayant des caractéristiques communes ou un devenir commun, que si d’autres groupes sont présents dans l’environnement » (Tajfel, 1972).
40Turner (1981), qui fut un élève de Tajfel, a prolongé cette approche en donnant une définition cognitive du groupe entièrement fondée sur la notion d’identification. Un groupe n’existe alors que si au moins deux individus se définissent eux-mêmes comme faisant partie de ce groupe et qu’un troisième individu reconnaît cette existence (Brown, 1988). Il s’agit d’insister sur la dimension subjective ou cognitive du groupe : le groupe y est présenté comme un « construct », c’est-à-dire comme un produit de l’activité mentale.
41L’appartenance psychologique à un groupe et la formation du groupe sont des phénomènes ayant une base perceptuelle ou cognitive et non une base affective. Cette approche du groupe met l’accent sur les phénomènes d’ordre cognitif plutôt que sur les comportements concrètement observables et le groupe est identifié à une catégorie sociale. Elle implique une définition extensive de la notion de groupe qui ne différencie pas celle-ci de la notion de « catégorie sociale ».
- l’identification au niveau individuel définition de soi en tant qu’être unique, doté de caractéristiques propres, différent des autres individus (différenciation interindividuelle). Ce niveau est le plus activé dans les situations de rencontres interpersonnelles (discussion entre ami(e) s par exemple) ;
- l’identification au niveau groupal : définition de soi en tant que membre d’un groupe doté de normes propres, différentes des autres groupes (différenciation intergroupe). L’identification au niveau groupal conduit à la formation du « groupe psychologique » et à la dépersonnalisation psychologique ;
- l’identification au niveau de l’espèce : définition de soi en tant que membre de l’espèce humaine par opposition aux espèces animales. L’identification au niveau de l’espèce conduit à donner de l’importance aux valeurs supposées.
43Selon certains auteurs (Beauvois, 1995), l’approche cognitive du groupe représente une sorte de compromis entre l’approche individualiste (Allport, 1924) et l’approche dynamique (Lewin, 1940). En effet, elle considère que le groupe, s’il n’existe peut être pas au sens fort du terme, existe au moins dans les perceptions et dans les représentations que les individus ont de leur environnement social. Un certain nombre d’auteurs, cependant, reprochent à l’approche cognitive du groupe son manque de « réalisme sociologique » ; notamment du fait de son absence de distinction entre les notions de « groupe » et de « catégorie sociale » (De Visscher, 2001). Des tentatives d’articulation des deux approches tentent de se mettre en place depuis quelques années maintenant (Oberlé, Testé et Drozda-Senkowska, 2006).
III. Structure et interactions
1. Structure et réseaux de communication
La grille de Bales (1950)
44Bales (1950) va construire une grille d’observation des interactions de groupe. Cette grille d’observation est le résultat d’un long travail d’observation systématique de très nombreux groupes sur plusieurs années.
45Le projet de Bales était de construire un instrument d’observation des groupes capable de s’adapter à une variété très large de situations, au-delà des différences entre ces situations. Le choix des catégories ne résulte d’aucune préconception théorique mais d’un travail minutieux de catégorisation et de regroupement des événements observables au cours d’une discussion de groupe. Ainsi, Bales a d’abord mis en évidence quatre-vingt-sept catégories distinctes d’événements avant de proposer une grille plus opérationnelle comportant douze catégories (cf. Lévy et Delouvée, 2010 ; Mugny, Oberlé et Beauvois, 1995).
46Ces douze catégories peuvent être regroupées de trois manières différentes. Tout d’abord, Bales distingue deux types d’interaction : les unes orientées vers la tâche (interactions à visée « instrumentale ») c’est-à-dire vers l’atteinte de l’objectif du groupe, les autres (interactions à visée « socioaffective » ou « socio-émotionnelle ») orientée vers les aspects relationnels et la cohésion du groupe. Les catégories centrales de la grille correspondent au domaine instrumental alors que les catégories extrêmes correspondent au domaine socio-affectif. Ce dernier se décompose en un versant positif et un versant négatif.
Moreno et la sociométrie
48Étymologiquement la sociométrie signifierait la mesure appliquée au social. On doit ce terme à Jacob Lévy Moreno (1892-1974), psychiatre autrichien émigré aux États-Unis que nous avons évoqué précédemment. En 1934, Moreno écrit un livre où il y décrit un ensemble de techniques particulières d’analyse des relations au sein de petits groupes. Il s’agit de « mesurer » les relations interpersonnelles dans un groupe en tentant de quantifier les aspects qualitatifs des relations entre les individus. Selon Moreno, les êtres humains sont reliés les uns aux autres par trois relations possibles : la sympathie (attraction), l’antipathie (répulsion) ou l’indifférence.
49La technique de l’analyse sociométrique repose sur l’utilisation d’un questionnaire où chaque membre du groupe est invité à exprimer confidentiellement ses choix et ses rejets envers les autres membres du groupe en vue d’une activité (travail, loisirs, vacances, etc.). Le dépouillement des réponses permet d’établir une cartographie des liens socio-affectifs à l’intérieur du groupe et donc de mettre en évidence le réseau de relations affinitaires.
50Les résultats sont représentés sous forme d’un tableau à double entrée et sous forme graphique (appelé « sociogramme »). Ils peuvent faire l’objet de diverses exploitations statistiques. Selon Moreno, il est indispensable que la méthode soit appliquée par une personne connue du groupe et qui a sa confiance pour que les réponses soient valables. De plus, il préconise que les individus soient clairement informés de l’objectif poursuivi (constituer de nouvelles équipes de travail, redistribuer des pensionnaires dans les chambres, recomposer des groupes d’activité…). Enfin, il est nécessaire de confronter les résultats de l’analyse avec les résultats de l’observation du groupe, voire les résultats d’entretiens pour approfondir la connaissance du groupe et, si nécessaire, déterminer des stratégies appropriées d’action.
2. Style de commandement et climat social
51Le style de commandement est susceptible d’avoir des répercussions sur le climat dans les groupes et sur leur productivité. Lewin, Lippitt et White (1939) ont fait varier le style de commandement pratiqué par un adulte envers divers groupes d’enfants. De très nombreuses données sont récoltées (observation systématique : grilles, films… ; entretiens auprès des enfants, de leurs parents, de leurs professeurs…). Les styles de commandement étaient de trois types : « autoritaire », « démocratique » et « laisser-faire » :
- « démocratique » : les objectifs et le choix des moyens pour y parvenir sont définis par les enfants avec l’aide de l’adulte, la formation des sous groupes de travail est réalisée par les seuls enfants et, enfin, l’évaluation est effectuée par l’adulte sur des critères précisés à l’avance ;
- « autoritaire » : les objectifs, le choix des moyens, la formation des sous-groupes de travail et l’évaluation sont définis par l’adulte ;
- « laisser-faire » : les objectifs, le choix des moyens et la formation des sous-groupes de travail sont définis par les enfants seuls et il n’y a pas d’évaluation.
3. La cohésion sociale
53La cohésion sociale renvoie à l’ensemble des forces qui agissent sur les membres d’un groupe pour qu’ils restent dans le groupe et résistent aux forces de désintégration (Festinger, 1950). La cohésion est alors essentielle pour comprendre les aspects structurels et fonctionnels des groupes. Chaque groupe, en effet, possède une structure spécifique qui dépend des réseaux d’attraction/ répulsion interpersonnelle.
54Les facteurs de cohésion sont multiples : le partage d’attitudes semblables parmi les membres du groupe, le partage d’un but commun, la taille du groupe, la communication et les possibilités d’échanges (cf. figure des réseaux de communication), la présence d’une menace externe (réelle ou supposée), la compétition entre les groupes ou encore la réussite du groupe. La cohésion d’un groupe pourra alors s’obtenir en réduisant la taille de celui-ci, en s’assurant du consensus sur les objectifs à atteindre, en augmentant le temps passé ensemble au travail ou hors du travail, en donnant des récompenses collectives plutôt qu’individuelles, en isolant physiquement le groupe ou encore en stimulant (à bon escient) la compétition avec d’autres groupes.
55Pourquoi chercher à créer de la cohésion à l’intérieur d’un groupe ? Tout simplement parce que cette cohésion a des conséquences sur la satisfaction au travail, l’ambiance de travail ou encore l’absentéisme. Elle contribue également à une meilleure estime de soi.
Newcomb (1943) décida entre 1935 et 1939 d’étudier la façon dont ses étudiantes, habituées à des normes conservatrices, allaient s’adapter aux normes de l’université de Bennington beaucoup plus libérales. Il suivit ses étudiantes sur plusieurs années et constata que de conservatrices, la grande majorité d’entre elles étaient devenues libérales (c’est-à-dire, aux États-Unis, de gauche). Les étudiantes ont changé d’attitude parce qu’elles ont changé de groupe de référence. Newcomb les a recontactées en 1967 puis en 1984 près de quarante ans plus tard. Les attitudes sociales et politiques sont étonnamment stables. Selon Newcomb, au moment de leur entrée à Bennington, les étudiantes avaient des opinions politiques relativement peu recherchées. Elles se sont intégrées à un groupe sans être pleinement conscientes des répercussions possibles sur elles. Après avoir quitté Bennington, elles se sont fait des amis et ont souvent choisi pour époux des individus dont les opinions politiques ressemblaient aux leurs.
Les huit symptômes de la « pensée de groupe » selon Janis (1972) (voir Lévy et Delouvée, 2010).
IV. La prise de décision collective
1. La pensée de groupe
56La notion de « pensée de groupe » a été proposée par Janis (1971, 1972, 1982). Celui-ci s’est interrogé sur le processus de prise de décision intervenant dans des groupes d’experts. Un aspect qui a particulièrement intéressé Janis (1971) est la manière dont de tels groupes peuvent parfois prendre des décisions totalement inadéquates alors qu’ils sont composés des personnes a priori les plus compétentes.
57Pour cela, Janis (1971) s’est livré à une analyse historique de plusieurs décisions ayant conduit à des fiascos dans la politique américaine :
- Pearl Harbor : ignorance par les militaires américains du risque d’attaque et des informations alarmantes disponibles (1941) ;
- la tentative de renversement de Fidel Castro à Cuba par les Américains dans le cadre de l’opération de la baie des Cochons (1961, présidence de Kennedy) ;
- l’escalade de l’engagement dans la guerre au Vietnam durant la période 1964-1967 sous la présidence de Johnson.
58Pour Janis (1971), ces différents fiascos s’expliquent par la mauvaise qualité du processus de décision. Pour lui, serait intervenu dans les groupes un phénomène de « pensée de groupe » qui correspondrait à la tendance, présente chez certains groupes très cohésifs, à prendre des décisions basées sur une évaluation erronée de la situation.
59Selon Janis, les membres d’un groupe cohésif ont tendance à prendre trop facilement pour acquis le fait qu’ils pensent et qu’ils ressentent la même chose. Ils ne se donnent pas la peine d’examiner d’éventuels points de vue divergents. Selon Janis et Mann (1977), l’apparition de la « pensée de groupe » serait liée à la cohésion élevée du groupe (solidarité, attrait mutuel, esprit de corps) ; l’isolement relatif du groupe par rapport à l’extérieur ; l’absence de méthodes précises de recherche et d’évaluation des diverses possibilités d’action ; la présence d’un leader directif affirmant d’emblée sa position et le stress élevé des membres qui n’osent pas faire connaître leurs doutes. Pour Baron (2005) ce phénomène est beaucoup plus général et pas spécialement américain !
2. La prise de risque : la polarisation
61Les décisions de groupes peuvent aboutir à des prises de risque plus élevées que la décision individuelle : c’est ce que l’on appelle le phénomène de la polarisation collective. Il s’agit d’une extrémisation des choix ou opinions du groupe dans le sens des choix ou opinions des membres du groupe. Il correspond donc au « durcissement » ou à la « radicalisation » des jugements des membres du groupe les conduisant à prendre collectivement des décisions plus extrêmes que la moyenne des jugements individuels qui s’exprimaient avant la discussion.
62La polarisation a initialement été mise en évidence en laboratoire à propos de dilemmes de prise de risque (Stoner, 1961). Ce phénomène a immédiatement suscité de nombreuses recherches dans la mesure où il contredisait les conceptions théoriques de l’époque qui insistaient uniquement sur le rôle modérateur et normalisateur du groupe (Sherif, 1935, voir chapitre suivant). Ce phénomène a, dans un premier temps, été considéré par les auteurs comme une exception à la « loi générale » de la modération des opinions en groupe (Kogan, Wallach et Bem, 1962).
63Moscovici et Zavalloni (1969) proposent une réinterprétation globale du risky shift (la « prise de risque ») comme l’illustration d’un phénomène plus général de polarisation des attitudes en groupe : l’origine de la polarisation se trouverait dans l’implication plus ou moins grande de l’individu dans l’interaction. L’étude de Moscovici et Zavalloni (1969) utilisait la même procédure que celle de Stoner mais en l’appliquant à l’expression d’attitudes et non de problèmes de prise de risque, en l’occurrence l’attitude envers le général de Gaulle et l’attitude envers les Nord-Américains. Les résultats montrent que la discussion de groupe accentue l’attitude positive envers le général de Gaulle et l’attitude négative envers les Nord-Américains. Par ailleurs, après la discussion, les membres du groupe restent individuellement sur la position adoptée en groupe.
64Les travaux ont permis d’isoler un certain nombre de facteurs qui font varier l’amplitude ou l’intensité du phénomène de polarisation :
- la possibilité pour les membres du groupe d’échanger des arguments dans le cadre d’une « véritable » discussion ;
- une même orientation générale des points de vue dans le groupe avant la discussion (par exemple, le fait de partager une attitude positive envers l’avortement dans le groupe, même si c’est à des degrés divers)
- une certaine variété des points de vue à l’intérieur du groupe avant la discussion favorise la polarisation : une certaine divergence entre les membres du groupe facilite la polarisation ;
- une certaine implication des membres du groupe par rapport au contenu de leur jugement : la tendance à la polarisation apparaît plus forte lorsque les membres du groupe se sentent concernés par l’objet de la discussion ;
- le caractère plutôt informel de la discussion favorise la polarisation : la présence de procédures encadrant de discussion ou la présence d’un leader officiel dans le groupe réduit la polarisation des jugements.
3. Le groupe comme vecteur de changement
66La question du changement dans les groupes s’avère comporter de nombreuses implications pratiques. Cette problématique reste encore aujourd’hui fortement associée au nom de Lewin du fait des travaux qu’il mena dans les années 1940. Pour Lewin, le groupe est un « champ de force », un système de tension entre des forces antagonistes, certaines poussant au changement, d’autres à la stabilité. Pour lui, les conduites dans un groupe résultent d’un équilibre quasi stationnaire qui s’établit entre les deux types de force. Cet état correspond à celui d’un équilibre entre des forces égales et opposées, il génère une résistance au changement. Pour produire un changement, il faut modifier le champ des forces soit en augmentant l’intensité de l’une, soit en diminuant celle de l’autre. On peut donc soit augmenter les pressions qui vont vers le changement soit diminuer les pressions qui poussent à la résistance au changement. Le changement effectif des conduites nécessite, selon Lewin, un acte explicite de décision de la part des membres du groupe, cet acte produisant un effet de « gel » ou de « cristallisation ».
67L’expérience la plus connue de Lewin (1943, 1947) concerne le changement des habitudes alimentaires. L’objectif de l’intervention réalisée par les chercheurs était d’augmenter la consommation d’abats (tripes, cœur de bœuf, rognon…) pour pallier à la pénurie alimentaire pendant la guerre. Les sujets de l’expérience étaient des ménagères américaines, celles-là même susceptibles de prendre la décision de préparer ou non des abats pour les repas de la famille. Deux méthodes visant à promouvoir le changement des conduites ont été comparées : une méthode « classique » de conférence et une méthode de réunion-discussion en petits groupes :
- dans la méthode dite classique, il réunit des ménagères et un conférencier expose pendant 45 minutes tout l’intérêt qu’il y a à cuisiner des bas morceaux, intérêt économique, culinaire et nutritif. Cette stratégie s’avéra décevante. Uniquement 3 % des ménagères ont modifié leurs habitudes alimentaires ;
- dans la méthode de réunion-discussion, les ménagères en petits groupes, recevaient les mêmes informations, mais cette fois le conférencier avait cédé la place à un animateur qui suscitait une décision de groupe. Il s’efforçait de favoriser les échanges entre les ménagères. Au terme de la réunion, il leur demandait d’indiquer à main levée si elles étaient disposées à cuisiner des bas morceaux de viande au cours de la semaine qui suivait. Résultats : 30 % des ménagères servirent des abats.
68Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette différence :
- une discussion bien menée implique davantage les sujets que la seule écoute d’une conférence ;
- les participantes à la discussion sont amenées à prendre des décisions mais pas les auditrices d’une conférence ;
- lors d’une discussion, on prend connaissance des engagements pris par les autres membres mais on ne connaît pas ces engagements après une conférence ;
- dans un groupe de discussion, une argumentation personnalisée peut s’adresser à chaque membre en particulier mais pas dans un auditoire ;
- la personne de l’animateur de groupe qui n’était pas la conférencière des trois autres groupes peut avoir joué un rôle déterminant ;
- enfin seuls les membres des groupes de discussion étaient informés qu’une enquête aurait lieu dans le but de savoir si un nouvel aliment avait été introduit dans le régime alimentaire de la famille. Le but était bien en effet d’augmenter la probabilité de trouver une différence entre les deux conditions.
69Lewin en arrive à la conclusion qu’il est plus facile de modifier les habitudes d’un groupe que celles d’un individu pris isolément. Ce résultat sera confirmé dans les recherches de Bavelas (1948), Lewin et Butler (1953) et surtout par Coch et French (1948). Il témoigne du fait que le changement effectif des conduites nécessite l’engagement effectif des individus dans une décision les impliquant explicitement. La discussion s’avère nécessaire dans la mesure où elle permet la « décristallisation » des normes et prépare la prise de décision. La méthode mise au point par Lewin (1943) se rapproche des techniques de manipulation basées sur la théorie de l’engagement comportemental (Kiesler, 1971 ; cf. chapitre 4). Si la discussion ouvre bien des potentialités de changement, le rôle de l’animateur s’avère prépondérant pour orienter la discussion et obtenir le vote public de la décision.
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