Pensée sociale et représentations sociales

Type de groupes

Type de groupes, types de besoins

13Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, la nécessité fondamentale pour les êtres humains d’appartenir à des groupes ne signifie pas pour autant que l’attachement soit indifférencié. Au contraire, les gens sont attentifs tant à la sélection de leurs partenaires d’interaction qu’au type d’interaction qu’ils développent avec ceux-ci (Kurzban et Leary, 2001). Tout d’abord, tous les groupes ne disposent pas de la même force d’attraction. Les groupes cohérents, disposant de normes sociales claires, porteurs de sens et qui sont contextuellement pertinents par rapport à la définition du soi ont largement la cote. L’attraction exercée par un groupe dépend également de l’état d’esprit ponctuel dans lequel l’individu se trouve. Une théorie développée par Brewer (la théorie de la distinctivité optimale, Brewer, 1991), par exemple, suggère que la force d’attachement à un groupe est liée à la capacité du groupe en question à promouvoir une distinctivité optimale pour l’individu. Ainsi, lorsqu’il est en manque d’inclusion ou d’assimilation, l’individu tendra à préférer les catégories sociales larges et englobantes aux groupes de plus petite taille. Inversement, lorsqu’il ressent un besoin de différenciation, les groupes plus intimes seront plus à même que les catégories sociales larges de valoriser son unicité et son individualité (Brewer et Pickett, 2002).

14Dans la même veine, Johnson et ses collaborateurs (Johnson et al., 2006) mettent en avant l’idée que différents types de groupes répondent à différents types de besoins. Ainsi, alors que les groupes intimes sont perçus comme particulièrement adaptés pour répondre aux besoins d’affiliation primaires associés à la survie et la reproduction, les groupes à tâches (c’est-à-dire des associations de personnes poursuivant un but commun, comme une équipe de sport ou un groupe de travail) sont particulièrement valorisés pour la réponse qu’ils apportent aux besoins d’accomplissement et de réussite des individus.

Du choix de l’appartenance à l’identification au groupe

15De ce qui précède, on pourrait croire que l’appartenance au groupe est nécessairement un acte délibéré des personnes. C’est effectivement parfois le cas mais c’est loin d’être une vérité absolue (Demoulin, Leyens et Yzerbyt, 2006). Prenons les catégories sociales : appartenances ethnique, nationale, professionnelle, scolaire, de genre ou de classe d’âge. Pour certaines de ces catégories, la décision de rejoindre ou de quitter la catégorie est, vous en conviendrez aisément, si pas totalement impossible, à tout le moins clairement limitée. Nous naissons noir ou blanc, avec des yeux bridés, ronds ou en amande. Nous recevons notre identité nationale à la naissance et à moins d’un mariage, il est souvent bien compliqué d’en changer. D’ailleurs, quand bien même on vous accorderait la nationalité chinoise, seriez-vous pour autant considéré par autrui comme chinois ? Rien n’est moins certain. De même pour l’âge. Un professeur dans la fleur de l’âge aura beau se voir, se croire, se penser jeune… un étudiant de 18 ans aura vite fait de lui rappeler que sa jeunesse s’est éloignée il y a quelque temps déjà.

16L’appartenance à d’autres types de catégories est, a contrario, davantage laissée à l’appréciation des individus. Nous choisissons d’être garagiste, violoniste ou fleuriste. Nous sommes libres de voter à droite à gauche, au centre, à l’extrême droite ou à l’extrême gauche. Nous pouvons décider de fréquenter tel collège, tel lycée ou telle université, telle haute école. L’affiliation à toutes ces catégories est perçue comme étant choisie par les membres plutôt que leur étant imposée de force. Notez bien la notion de « perception ». Ce n’est pas l’objet de ce chapitre mais la psychologie sociale est là pour nous rappeler que nos choix, décisions et comportements sont souvent plus le fait des circonstances dans lesquelles nous évoluons que le reflet d’une présupposée « nature profonde ».

17Au-delà de la distinction entre choisie et forcée, l’appartenance à ces deux types de catégories influence la façon dont nous percevons les groupes et leurs membres. Ainsi, les catégories sociales forcées sont vues comme naturelles, immuables, et stables. Les catégories sociales choisies, elles, sont considérées comme des agrégats très entitatifs et cohérents. Les membres de ces groupes sont vus comme très similaires et partageant des buts et un destin commun. Enfin, ces catégories sont vécues comme étant très informatives sur la personnalité des membres qui les composent (Demoulin, Leyens et Yzerbyt, 2006). En somme, apprendre qu’une personne a « choisi » de devenir pompier plutôt que gendarme semble en dire long sur elle… Ce sont tous les stéréotypes entretenus à l’égard de ces catégories qui s’expriment dans ce type de jugement, nous y reviendrons dans le prochain chapitre.

18En 1978, Tajfel, l’un des plus grands psychologues sociaux de tous les temps, distinguait déjà deux types de critères dans la détermination de l’appartenance aux groupes. Les critères externes, qui existent et sont imposés aux individus par une série d’éléments externes (la « Nature », d’autres groupes, etc.). Les critères internes, qui correspondent à la réalité psychologique de l’appartenance aux groupes pour ceux qui en sont membres. Critères internes et externes peuvent correspondre. Nous pouvons nous accorder avec les ingénieurs, par exemple, sur ce que signifie l’appartenance au groupe des psychologues. Mais critères internes et externes peuvent aussi diverger. Être psychologue pour nous implique peut-être autre chose que la possession d’un diplôme et ce même si la société considère la détention d’un diplôme comme LE critère absolu dans la détermination de l’appartenance à ce groupe.

19À côté de l’approche somme toute très dichotomique portant sur l’appartenance ou la non-appartenance aux groupes, une autre façon de considérer l’appartenance prend en compte la force du lien qui unit les membres de la catégorie au groupe. Les recherches montrent, par exemple, que les personnes qui choisissent de rejoindre un groupe éprouvent un sentiment d’attachement plus important à ce groupe que les personnes qui se sont vues assigner une appartenance malgré elles (Perreault et Bourhis, 1999). Cet attachement plus fort qui est ressenti est somme toute assez logique. Si j’ai choisi un groupe, c’est probablement en partie parce que je percevais des similitudes entre moi et les autres membres du groupe, ce qui me prédispose donc favorablement à l’égard de ce groupe (Forsyth, 2006). De plus, le phénomène d’engagement comportemental, bien connu en psychologie, suggère que les choix sont contraignants et qu’une fois émis, les individus tendent à s’y accrocher, parfois en dépit du bon sens.

20Cette distinction entre catégorisation du soi dans un groupe et force de l’attachement avec le groupe (ce que nous appellerons plus loin l’identification sociale) permet d’introduire deux des plus célèbres théories contemporaines dans le champ des relations intergroupes : la théorie de l’autocatégorisation (TAC) et la théorie de l’identification sociale (TIS) que nous allons maintenant aborder.

Être membre d’un groupe 

21Dans la section précédente, nous avons parcouru les différentes raisons d’ordre motivationnel qui poussent les êtres humains à s’attacher à des groupes. Les gens s’affilient à des groupes parce que ceux-ci sont utiles à la préservation de la survie (concrète ou symbolique) ou parce qu’ils nous aident à faire face aux menaces d’incertitude, de perte de sens et de contrôle. Tout ceci ne nous explique pas encore pourquoi les individus sont si prompts à diviser le monde social en catégories. Cela ne nous informe pas non plus sur les conditions et les conséquences d’une telle définition de soi comme membre d’un groupe.